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La fluidité dans le taichi chuan

Par Table ronde "La Fluidité dans le taichi chuan" - 19 Novembre 2022
Thématiques : Arts énergétiques, Arts martiaux
Discipline : Taichi chuan
Niveaux de pratique : Intermédiaire

La fluidité en taichi chuan est le thème d’une table ronde organisée le 23 janvier 2022 par le Comité Régional Ile de France de la FFAEMC.

Hugues DERIAZ : Le dictionnaire décrit la fluidité comme quelque chose qui est fluide, donc un élément qui bouge comme l’air ou l’eau et, surtout, n’est pas fixe. Ainsi, la fluidité est caractéristique du taïchi : lorsque les gens se promènent dans les parcs et nous voient faire du taïchi, la première chose qui les frappe est qu’il n’y a aucun arrêt, aucun à-coup. C’est cela la fluidité. Nous pourrions en rester là, puisque tout est dit, mais nous allons tout de même tenter d’aller un peu plus loin.
Je me suis penché sur les textes classiques et, en particulier, un texte assez ancien du 17e siècle qui donne les explications du nom des treize mouvements. Les Treize Mouvements, tel était le premier nom du taïchi chuan puisqu’il s’agit d’enchaîner 8 postures et 5 directions, ce qui totalise donc bien treize mouvements.
« Un nom pour le long enchaînement des mouvements de la boxe est « les Treize Mouvements ». La longue boxe bouge continuellement comme un long fleuve ou le grand océan. » Tout est dit. Cela bouge tout le temps, ne s’arrête jamais, il n’y a pas d’à-coups. Par ailleurs, le Traité des Treize Mouvements explique un peu mieux ce qu’est le taïchi chuan : « Une fois que vous avez commencé à bouger, l’ensemble du corps doit être alerte et agile. Les mouvements doivent être connectés et continus. Le Qi devrait surgir et l’esprit devrait travailler à l’intérieur, n’autoriser aucune imperfection nulle part, n’autoriser aucun non-dit nulle part, aucune interruption nulle part. Fluide, continu. La racine est dans les pieds issue des jambes, dirigée à la taille, appliquée aux mains et aux doigts. Des pieds à la taille, tout doit être un Qi continu. En allant et venant, vous gagnez dans le flux vers l’avant le moment du mouvement au point de pivot. Lorsque l’on n’a pas atteint le mouvement au point de pivot, le corps est désarticulé et en désordre. On trouvera l’erreur dans la taille et les pieds. » Je m’arrêterai là pour ce traité. Pour terminer à propos des textes, je vous rappelle que le taïchi chuan est largement d’inspiration taoïste et, au verset 42, il est indiqué que « la voie engendre le un, le un engendre le deux, le deux engendre le trois, le trois engendre la multiplicité des êtres. » Rien n’est stable, tout bouge !

D’ailleurs, dans le Yi Jing, autre texte classique et fondateur chinois, dont s’inspire en partie et seulement en partie, le taïchi, il est bien indiqué que la seule chose qui ne change pas est que tout change. Donc, tout est fluide, tout est continu1.
Au verset 76 du Dao De Jing, il est écrit : « un être humain en vie est souple et tendre. Mort, il est dur et raide. Les herbes en vie sont flexibles et fragiles. Mortes, elles sont sèches et recroquevillées. Ainsi, dureté et rigidité sont compagnons de la mort ; fragilité et souplesse sont compagnons de la vie. » Il est donc indispensable d’être mobile, de bouger tout le temps. Au verset 78, « rien n’est plus souple et faible au monde que l’eau. Pourtant, pour ce qui est d’attaquer ce qui est dur et fort, rien ne la surpasse et personne ne pourrait l’égaler. » Donc, il est indispensable que, dans nos pratiques, nous soyons comme l’eau, que nous bougions complètement, de façon continue et fluide. Je laisse la parole à Marianne.

Marianne PLOUVIER : Je vais vous proposer quelques réflexions sur le thème de la fluidité. La première idée qui m’est venue, c’est l’eau et le Dao De Jing. Toutefois, j’ai considéré que l’eau n’est pas seulement quelque chose de physique et de palpable, mais aussi quelque chose de mental.

Je suis, comme mes chers collègues et amis, enseignante de taïchi chuan depuis longtemps. Et nous savons que tout le monde a envie d’être fluide en taïchi ! Parce que d’abord, c’est esthétique, mais on ne fait pas du taïchi chuan juste pour être fluide et pour être beau.
La fluidité, c’est l’eau, nous sommes tous d’accord. Cela coule, cela s’écoule, cela ne s’attrape pas, paraît faible, inconsistant comme les gouttes qui tombent sur une pierre et qui finissent par la creuser, comme l’a souligné Lao Tseu dans le chapitre 78. Les gouttes d’eau qui tombent sur la pierre, la force de la faiblesse sur la pierre.
Pour revenir aux arts martiaux de taïchi, nous n’abordons pas ces questions de la même façon, d’une école à l’autre. Il peut y avoir de grandes variations, on peut être plus ou moins détaillé, plus ou moins élaboré, plus ou moins spontané, on peut parfois aussi être très intuitif et spontané dans cette approche. Dans l’approche de notre école, nous aimons bien insister sur une progression dosée par paliers, étalée sur un très long terme. Nous pouvons construire cette fluidité, bien que cela ne soit pas un but, comme vous l’avez compris. On y arrive, c’est joli, mais il se passe beaucoup de choses derrière. Il y a des règles de postures corporelles, il y a des principes à installer. Cela commence par le principe du calme et cela peut aller jusqu’au dernier, à savoir la vacuité taoïste. Il faut beaucoup de temps et il faut surtout un maître d’apprentissage. Le long terme, c’est « mille fois vert, dix mille fois mûr » selon un grand maître de notre école qui ne manquait pas d’humour. Pour être mûr dans sa pratique, il faut avoir fait dix mille fois l’enchaînement, soit 30 ans de pratique quotidienne !
La fluidité arrive petit à petit, mais n’est pas un principe de travail. La fluidité n’est pas, non plus, liée à la vitesse de la pratique. On peut être fluide en étant lent, on peut également être fluide en étant rapide. Qu’est-ce que la fluidité ? Ce sont les transitions entre les mouvements qui vont apparaître et se travailler d’une posture à l’autre. Il est essentiel que chaque mouvement aille jusqu’à son terme pour permettre au suivant de démarrer.

Hugues DERIAZ : c’est exactement ce que le texte ancien disait : « atteindre le point de pivot ».

Marianne PLOUVIER : Oui, et si nous regardons d’encore un peu plus près, nous nous apercevons que le taïchi chuan n’est pas seulement un enchaînement de mouvements de jambes et de bras, mais que c’est aussi un enchaînement de potentialités. Sur les treize potentialités, la treizième, c’est-à-dire le cinquième pas, c’est ting, c’est-à-dire en chinois, à la fois, « tranquillité » et « décision ». Nous, nous disons retour au centre, retour au milieu. Pourquoi revient-on au centre ? Pourquoi y a-t-il un milieu ? Nous allons y revenir, c’est un élément important dans la notion de fluidité.
J’ai choisi parmi les 18 principes du taïchi chuan de notre école ceux qui me paraissent être le plus en rapport avec la fluidité. D’abord, la souplesse — coordination maximale entre les parties du corps — que l’on acquiert avec la conjonction obligatoire des deux premiers principes de calme et de relâchement musculaire. Ensuite, la régularité des mouvements, dépendant de la qualité des déplacements du corps dans l’espace, c’est-à-dire la légèreté des déplacements d’une part, et la verticalité d’autre part qui facilite les rotations du buste. Il y a aussi le principe d’extensibilité, qui va au-delà de la souplesse, et permet vraiment d’aller au bout du mouvement, comme je vous le disais tout à l’heure.
Pour terminer cette sélection, j’ai rajouté le principe de continuité. Il s’agit là d’un registre vraiment différent, qui va permettre de réaliser une fluidité interne, sur un mode circulatoire interne. Avec l’étude de la continuité, on recherche volontairement l’absence de coupure, de choc ou de rupture, ceci afin d’établir cette sorte de continuité absolue évoquée précédemment. À partir de là, la fluidité va se sentir, se voir. Si l’on poursuit ce chemin, on parvient à un état dans lequel on ne fera plus la différence entre la forme et l’intention. Si l’on continue encore plus loin, il n’y aura plus de différence entre soi et ce que l’on pratique. C’est une phrase que les pratiquants d’arts martiaux chinois internes connaissent : « wu quan wu wo », c’est-à-dire « sans boxe, sans moi ».
Calme, relâchement, souplesse, régularité et continuité, on se dirige vers l’esprit du taïchi. La fluidité qui en résulte permet de saisir que rien n’est stable, tout bouge, et qu’en même temps, tout est concret. Ce sont là des mutations fluides des principes énergétiques du yin et du yang, et aussi de la mobilité et de l’immobilité, qui vont se vivre dans le corps et vont aboutir — après une longue pratique, vous l’avez compris —, à l’état de vacuité et de présence. À la fois, la vacuité taoïste et la présence.
Nous revenons au ting, le retour au centre, qui est une sorte de métaphore de cette vacuité. Une sorte de sas, de clef qui permet de retourner ailleurs, dans les déplacements du corps notamment, puisque c’est un « pas », mais pas seulement. Il permet aussi de retourner dans chaque potentialité et de revenir à un centre qui permet de repartir.
Pour finir, je dirai que la fluidité est ce qui se remarque chez les pratiquants de taïchi chuan, et que si cette fluidité est complète, physique, mentale et intériorisée, là on pourrait se rendre compte que le taïchi chuan est bien une lecture par le corps de la philosophie taoïste.

Alex CHENIERE : Merci Marianne. Je n’aurai pas grand-chose à ajouter, merci ! Il nous faut en fait un certain temps pour digérer tout ce qui a été dit ! Vous avez compris qu’il faut manger lentement et que l’on digère ensuite pendant toute sa vie! Je pratique depuis quelques années. Je me suis posé la question : fluidité, mais de quoi ? C’est fluidité et taïchi chuan. Il s’agit d’appliquer le principe de fluidité au taïchi chuan. J’ai pensé également au liquide, mais pas uniquement à l’eau. Nous avons beaucoup d’eau dans notre corps, mais nous avons aussi des liquides plus ou moins produits, plus ou moins présents, plus ou moins visqueux ou qui s’écoulent. Je pense que lorsque nous pratiquons le taïchi, nous jouons sur ces liquides. Le terme de liquide est associé à celui de mobilité interne qui est associée à non-résistance, j’insiste sur ce point. Marianne a parlé de la goutte qui tombe sur une pierre et je parle, moi, d’une pierre qui tombe dans l’eau. Que fait l’eau ? Elle ne résiste pas. Premier principe de la fluidité : ne pas résister. Que signifie ne pas résister ? Un yang et un yang ou un yin et un yin se font face. Aucun des deux ne veut céder sa place et surtout, l’un est dans l’axe de l’autre, c’est-à-dire qu’ils s’opposent. La fluidité, ce n’est pas cela et cela consiste à se décaler. Lorsque l’on se décale, on peut passer à côté et devenir un ensemble qui tourne. Vous pouvez alors observer la forme du taïchi, c’est-à-dire les deux poissons qui tournent l’un autour de l’autre. La fluidité est inscrite dans notre premier symbole. Que signifie ne pas résister ? L’on résiste lorsque l’on veut rester ce que l’on est, évidemment, et que l’on ne veut pas changer. Nous allons parler maintenant du taïchi. Fluidité du mouvement dans le taolu, c’est-à-dire la forme, avec un certain nombre de mouvements qui se suivent. Si vous observez les mouvements, vous pouvez éventuellement considérer que certains sont yin et d’autres yang. Vous avez donc une succession de yin et de yang comme vous avez une succession de jours et de nuits. Or, la fluidité, c’est l’aube et la tombée de la nuit, douce, tranquille. Cela signifie donc que, entre deux mouvements qui se disent différents, la transition comme le disait Marianne, c’est « tranquille » et « circulaire » et surtout pas en opposition. Un yin ne vient pas s’opposer à un yang lorsqu’il naît, mais il naît du yang ou alors le yang naît du yin. En tuishou, vous avez la poussée des mains. Appliquons la fluidité au tuishou. Cela signifie le passage à l’état de liquide ou, du moins, la possibilité d’acquérir la capacité du liquide. Le liquide absorbe l’impact lorsque, par exemple, la grenouille plonge. Il y a une absorption. Adhérer est un principe du tuishou que l’on demande lorsque l’on fait passer les examens. Adhérer, c’est, tout simplement, être mouillé. Mouillé par votre partenaire qui ne décolle pas mais devient plutôt une colle, celle-ci étant également un liquide. Absence de coup sec. Marianne en a parlé tout à l’heure : il n’y a pas de coups secs en taïchi chuan. Notre taïchi taoïste ne comporte pas de coups frappés comme pourrait l’être un coup de marteau, même si l’on peut utiliser l’image. Il y a des coups rapides qui ont une certaine puissance, mais qui doivent rester fluides. En taïchi chuan également, des mouvements ne doivent pas être considérés comme des voitures, ni des trains ou des avions, mais comme des vagues. Lorsque l’on va faire un fa jin, c’est-à-dire une expression de l’énergie, c’est une vague qui arrive. Vous connaissez tous la puissance de l’eau lorsqu’elle est un peu énervée, dirons-nous. En taïchi, nous avons également la méditation qui semblerait peut-être lointaine par rapport au propos. Mais, lorsque vous pratiquez la méditation taoïste, vous pouvez être assis en paix et observer le flot des pensées. Or, il y a bien quelque chose qui s’écoule à la façon d’un fleuve, mais vous ne plongez pas dedans et il n’y a pas de bateaux, non plus. Un challenge que nous avons tous en taïchi chuan: nous sommes tous différents et nous aurons tendance à faire valoir cette différence. Or, le défi consiste justement à être différents, tout en étant en liaison avec les autres. Donc, en étant complémentaires. Le yin et le yang sont complémentaires et nous devons être complémentaires, non seulement avec celui qui nous agresse et avec celui avec qui nous faisons du tuishou, mais avec les 10 000 êtres restants qui ne sont, soi-disant, pas nous.
En taïchi chuan, nous avons des exercices taoïstes — j’en parle, car je les connais — mais cela existe partout. Les exercices taoïstes vont, en général, favoriser la souplesse physique. Marianne a parlé tout à l’heure de la souplesse mentale, ce qui est fondamental ! C’est une première fluidité. Il y a aussi une souplesse émotionnelle. Remarquons que la fluidité est liée aux liquides et que les liquides sont liés à l’émotion. J’en veux pour preuve : les larmes, les crachats, la transpiration, l’urine… Or, l’on dit bien de quelqu’un qu’il est sec, on parle d’un coup sec. Dans les exercices taoïstes, on va travailler sur la partie physique également, c’est-à-dire les articulations, les os, les ligaments, les tendons, les muscles. Nous allons travailler sur une souplesse physique, sur un fonctionnement, sachant que tout mouvement est un ensemble de rotations, de flexions, d’extensions qui nous donnent une translation et nous choisissons comment nous allons intégrer les rotations, les flexions… Or, vous savez que, dans les flexions, un yin et un yang travaillent simultanément, comme c’est le cas également pour une extension qui met en jeu des muscles antagonistes et pour une rotation. Il y a toujours une dialectique du yin et du yang qui doivent s’entendre, se complémenter et non pas s’opposer.

Ainsi arrivons-nous à une sorte de fluidité dans laquelle toutes les molécules de l’eau sont ensemble et jouent ensemble. À température ambiante, l’eau est liquide et tranquille. Elle peut s’énerver un peu avec l’apparition du vent symbolisant le mental ou peut également stagner et symboliser les émotions. S’il n’y a plus de feu, l’eau se refroidit. Fraîche, elle peut être agréable, mais elle peut être aussi glacée et ne plus s’écouler. S’il y a trop de feu, l’eau s’en va et vous laisse sec. La fluidité consiste à avoir de l’eau à température ambiante. Sachez quelle est, pour vous, la température ambiante. Les massages taoïstes confèrent bien sûr de la fluidité au sujet. On va masser le corps, lui demander de se détendre. Dans un corps tendu, une intention de mécontentement est là et se transmet au Qi qui transmettra au corps cet état, renforçant ainsi son manque de fluidité. Les contractures en sont une manifestation. Il n’y a alors plus de fluidité et il y a, à la place, de la douleur. Les massages taoïstes — pratiqués à raison de deux fois par semaine, au minimum — vont permettre de restaurer de la flexibilité.
Nous avons aussi le jiben gong permettant de se placer dans l’état de l’eau à température ambiante qui s’écoule tranquillement dans la forme, dans les applications et dans le tuishou. La fluidité, ce sont aussi les mouvements qui s’enchaînent sans arrêt. Or, en taïchi, nous avons un principe appelé « les 6 harmonies ». Elles consistent à dire à l’ensemble des parties du corps « on bouge ensemble, tranquillement, et faisons un mouvement ensemble ». C’est du collectif. Elles sont combinées deux à deux, comme le yin et le yang : les pieds avec les mains, les genoux avec les coudes, les hanches avec les épaules. Ce sont les harmonies que nous appellerons physiques. Trois autres harmonies vont apporter de la fluidité :

  • Que l’esprit qui réside dans le cœur, le Xin, soit en accord avec votre Yi, votre intention ;
  • Que votre Yi soit en accord avec votre Qi ;
  • Que votre Qi soit en accord avec votre énergie interne que nous appellerons le Jin.

Nous avons 6 harmonies à réaliser et, ce faisant, nous rapprochons d’une certaine fluidité. La fluidité est une quête. Lorsque nous l’atteignons, nous avons initié l’individu et l’avons unifié avec l’espace environnant.

Hugues DERIAZ : Pour illustrer notre propos, je vous propose de regarder ce que produit l’usage d’un podomètre lorsque nous faisons du taïchi. Lors de plusieurs cours, j’ai demandé à tous les élèves de porter un podomètre à leur ceinture pendant l’enchaînement. Vous savez que le podomètre n’enregistre pas des pas, mais plutôt des secousses liées aux mouvements. En abscisse, figurent les mois de pratique et, en ordonnée, le nombre de pas enregistrés.

Les débutants totalisent beaucoup de pas, beaucoup de chocs. Les praticiens plus avancés à partir de 12 ou 13 ans n’enregistrent presque plus de chocs. Pourtant, tout le monde faisait le même enchaînement, ensemble. Ceux qui ont beaucoup travaillé et progressé ont acquis de la fluidité et cela est normal. Les débutants sont à la recherche, tapent du talon et créent des chocs. Ce qui est remarquable est de constater qu’en deux ans, on passe de 210 chocs à une vingtaine. Cela signifie que la fluidité dans le corps s’acquiert très vite. Il est vrai qu’il faut totaliser des années de pratique pour progresser, mais cette progression survient toutefois beaucoup plus vite que l’on ne le croit et, comme la pratique s’effectue doucement et tranquillement, on ne le sent pas. Telle est la caractéristique même de la physique des fluides. Le taïchi est fluide dès le début, à partir du moment où l’on se donne la peine de faire.

Modérateur CRIdF Thierry VICENTE : une première question posée tout à l’heure demandait le style pratiqué par les intervenants.

Hugues DERIAZ : le comité régional a veillé à ne pas favoriser un style plus qu’un autre. Donc, nous avons à la table trois styles différents. Pour ma part, je pratique, dans l’école Yang, le style Tung.

Marianne PLOUVIER : Je pratique le style Yang Jia Lao Jia de l’école Yang.

Alex CHENIERE : je pratique le style Yang Originel.

Hugues DERIAZ : Nous n’avons pas de style Chen, assez rare en France par ailleurs.
Je profite de l’occasion pour préciser que nous étions d’accord tous les trois pour faire cette table ronde ensemble, mais nous ne nous sommes pas concertés. Chacun a choisi son sujet dans son coin, nous n’en avons pas parlé avant, mais nous nous sommes très bien complétés, comme vous avez peut-être pu le constater. C’est un exemple de fluidité.

Alex CHENIERE : Dans l’attente d’éventuelles questions, je vais ajouter quelques liquides à ma précédente énumération : à la transpiration, à la sueur, aux larmes, à l’urine, je pourrais ajouter la circulation sanguine qui est un élément important, car nous savons que notre pratique joue sur les battements du cœur et, potentiellement, sur la tension. À la circulation sanguine sont associés plusieurs éléments distincts : l’oxygénation, les globules et l’hydratation générale. Nous savons que nous sommes constitués majoritairement d’eau qu’il convient de préserver.

Modérateur CRIdF Thierry VICENTE : Un auditeur demande si les intervenants peuvent compléter le cinquième point de « régularité, légèreté, verticalité… ».

Marianne PLOUVIER : Comme Hugues l’a montré avec l’usage du podomètre, il est intéressant de voir que, après les deux premières années de pratique, un cap est franchi et se traduit par moins de chocs enregistrés. Cela correspond avec notre façon de travailler sur les principes : les premiers principes « calme, relâchement, horizontalité, stabilité, légèreté » produisent cet effet. C’est la première phase d’apprentissage. C’est seulement à l’étape dite d’entraînement que l’on trouve parmi les cinq principes suivants, la régularité et la souplesse. Le principe de continuité arrive plus tard, en quatorzième position, à l’étape dite de pratique. J’ajouterai par ailleurs que nous attachons une grande importance au début au calme et aux postures de base qui mettent en rapport les genoux avec les hanches et les épaules, les mains entre elles, et le regard qui doit être horizontal également, et bien sûr la verticalité.

Modérateur CRIdF Thierry VICENTE : Une autre question est la suivante : les principes évoqués sont-ils applicables au qigong ?

Hugues DERIAZ : Je ne pratique pas le qigong, mais je voudrais souligner qu’il est indiqué dans les textes que les huit potentiels — parer, faire un pas, presser, pousser, tirer vers le bas, rompre, le coude, l’épaule — sont les huit trigrammes qui sont en rapport avec le Yi Jing. Avancer, reculer, regarder à gauche, fixer le regard à droite, rester tranquille au centre, ce sont les 5 phases, les 5 éléments. Ensemble, ils forment les 13 Mouvements.
Pour moi, ces principes de base que l’on trouve dans le taïchi sont probablement applicables aussi dans le qigong, lui aussi basé sur les 5 éléments et les 8 trigrammes. D’ailleurs, pour avoir assisté à plusieurs passages d’examen de qigong, j’ai constaté que la fluidité est demandée. Il n’y a pas d’à-coups, non plus. La verticalité est demandée et vérifiée particulièrement au moment des postures. Donc, tout cela est effectivement applicable au qigong. D’ailleurs, un adage dit : « le taïchi chuan sans intention martiale est un qigong ». C’est un qigong appauvri, car alors dépourvu des éléments de santé corporelle bien précisés, mais c’est la même pratique corporelle.

Alex CHENIERE : J’ajouterais un élément au propos tenu précédemment par Marianne sur la légèreté : lorsque vous pesez 75 kg, nous n’allons pas parler de votre poids, mais plutôt de ce que vous faites de vos 75 kg, de ce que vous faites de votre poids émotionnel et de votre poids mental. La légèreté va commencer à l’émotion, va continuer au mental et va se terminer par une vraie légèreté physique. La légèreté est apportée par la pratique physique, mais nous, en taïchi chuan, ne faisons pas de séparation entre le physique et l’intention. C’est un tout et c’est pour cela que l’on peut agir sur l’ensemble avec la pratique. Par ailleurs, en taïchi, vous n’avez pas d’endroits à défendre, comme c’est le cas en tuishou.

Modérateur CRIdF Thierry VICENTE : Le souffle est-il finalement important pour acquérir cette fluidité ?

Hugues DERIAZ : Avant de répondre à cette question, je voudrais insister sur un élément : les traités classiques ne parlent pas des émotions, ne parlent pas ou très peu du psychique, sauf sur le fait de se concentrer sur ce que l’on fait, mais ils parlent beaucoup du corps. À chaque fois, il précise comment procéder pour parvenir à acquérir cette légèreté, cette fluidité et ce calme. Ils parlent des pieds, des mains, de la taille, de la verticalité, du fait que tout doit bouger ensemble, mais, à aucun moment ne parlent-ils des émotions, de la spiritualité. Le contenu est toujours très pratique et répond à la question : comment procéder pour y parvenir ? Pour la fluidité, l’exemple du podomètre montre très bien que la façon de poser le pied n’est pas la même au début et plus tard. Au début, les personnes posent le pied comme d’habitude, talon en avant et produisent un choc. Ultérieurement, ils apprennent à dérouler leurs pas, à poser leurs pieds tranquillement, à passer dessus tranquillement et ne produisent finalement plus de choc. Je pense que c’est effectivement un élément majeur pour la légèreté qu’Alex a parfaitement décrit et pour la fluidité, donc.
À propos du souffle, des écoles insistent beaucoup sur la respiration, alors que d’autres n’en parlent pas du tout. Que met-on par ailleurs derrière le mot souffle ? S’agit-il de l’entrée et de la sortie d’air, ou, plus probablement, ce que l’on ressent au niveau du corps qui s’étend, puis se resserre ? Il y a des moments durant lesquels l’on s’étend, puis l’on se recentre et cela aussi est un souffle. Plus probablement, compte tenu de l’esprit général des traités dans le taïchi qui est très pratique, ce sont probablement ces alternances de concentration et d’expansion que souligne le mot de souffle.

Alex CHENIERE : J’ajouterai que, si l’on considère le souffle sous l’angle de la respiration, il constitue simplement un élément vital. Nous avons dans la poitrine un grand oiseau qui vole et nous donne la vie. C’est un muscle, le diaphragme. Donc, c’est un muscle comme les autres. Lorsque je fais mon mouvement, j’applique mon taïchi comme un mouvement et pourquoi n’appliquerais-je pas mon taïchi à ce muscle-là qui est interne et sur lequel je peux travailler ? Vous savez que nous avons la notion de respiration minimale qui permet de rester en vie et, par ailleurs, la respiration contrôlée. Ce muscle est donc aussi accessible à notre taïchi. Si vous pratiquez une respiration particulière dans votre école, ce muscle-là, notamment, participe aux mouvements, comme les autres. Il ne faut pas croire qu’un endroit du corps peut faire la grève. C’est pourquoi notre taïchi participe à l’amélioration de notre santé. Tout notre corps bouge au même rythme.

Modérateur CRIdF Thierry VICENTE : Des participants demandent s’ils pourront disposer des références des textes évoqués lors de cette réunion.

Hugues DERIAZ : Bien sûr. Si cet échange oral est transformé en document écrit ou vidéo, toutes les références bibliographiques y seront ajoutées. La référence principale est le Tao Te King, dans les chapitres 76 et 78, d’une part, et le chapitre 42, d’autre part. Par ailleurs, nous avons évoqué les classiques du taïchi que l’on peut trouver sous différentes formes. Personnellement, j’ai utilisé celle de Lars Bo KRISTENSEN dans « le Taïchi — la véritable histoire et les vrais principes » disponible chez Amazon. Par ailleurs, ce qui a été identifié comme le taïchi chuan plus tard, vers le début du 18e et la fin du 17e siècle, s’est probablement appelé précédemment Wuji Yang Sheng Quan Lun, c’est-à-dire le Travail de la Boxe du Vide Sans Fin qui Préserve la Santé. C’est une « boxe » et il y a donc un aspect martial, du vide, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de compacité, mais qui, pourtant, nous soutient sans fin ; c’est continu, c’est fluide. « Qui préserve la santé » : le but n’est pas la destruction, ni de soi-même, ni encore moins des autres, mais vraiment de se préserver. Ce titre-là contient ainsi toute la définition du taïchi chuan.

Modérateur CRIdF Thierry VICENTE : nous remercions les trois intervenants et le public venu en nombre assister à cette table ronde. Au revoir à tous et à bientôt.

Bibliographie :
TAICHI, la Véritable Histoire et les Vrais Principes : Lars Bo CHRISTENSEN, 2020 Amazon Distribution.
Traité du Système de Boxe du Vide Sans Fin qui préserve la Santé, p 30
Explication du nom des Treize Mouvements, p 34
Traité des treize Mouvements , LI Chun mao, p 36
TAO TE KING : Lao TSEU, traduction Ma Kou, 1984, Albin Michel Ed.
YI JING, le Livre des Changements : Cyrile J.D. JAVARY & Pierre FAURE, 2002, Albin Michel Ed.

A noter qu’il existe nombre d’autres traductions de ces textes chinois, et bien plus en anglais qu’en français.
Il est d’ailleurs fortement conseillé de lire plusieurs traductions d’un même texte, les traducteurs étant obligés de favoriser un sens plutôt qu’un autre : l’écriture chinoise idéographique permet de suggérer bien plus de sens multiples que le langage analytique et syntaxique européen.

Ecrit par Table ronde "La Fluidité dans le taichi chuan"

Alex CHENIERE : Taichi chuan, Style Yang, école Yang Originel, 4e duan Neijia
Hugues DERIAZ : taichi chuan, style Yang, école Tung, 8e duan neijia FFAEMC
Marianne PLOUVIER : taichi chuan, style Yang, école Yang Jia Lao Jia, 8e duan neijia FFAEMC
Thierry VICENTE : bagua zhang, 3e duan neijia

Table ronde du 23 janvier 2022 organisée par le Comité régional Ile de France de la FFAEMC

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