Yimag

Filtrer les articles par
- Sélectionnez une thématique
- Sélectionnez une discipline
- Sélectionnez un auteur
- Sélectionnez un niveau de pratique
Retour aux articles

Piano et taïchi

Par OLIVEIRA Carmen - 30 Octobre 2023
Thématiques : Pédagogie
Discipline : Taichi chuan
Niveaux de pratique : Confirmé

Je suis musicienne et j’enseigne le piano depuis 30 ans en conservatoire. Passionnée par la transmission, j’ai progressivement délaissé l’aspect concertiste de mon métier, pour me consacrer à l’enseignement, à la recherche musicologique puis à la création de spectacles mêlant différents arts (musique, théâtre et danse). Depuis 10 ans, la pratique du taïchi a profondément modifié mon jeu pianistique ainsi que mon enseignement. Ce mémoire pour le Certificat de Moniteur Bénévole (CMB) m’offre l’opportunité d’interroger le lien entre le taïchi et la musique, plus précisément, le taïchi et le piano. Dans un premier temps, en m’appuyant sur la singularité de mon parcours, j’explorerai les liens qui sous-tendent ces deux pratiques exigeantes, puis je témoignerai d’une expérience d’introduction du taïchi en milieu institutionnel, au conservatoire à rayonnement régional de Créteil.

Piano et taïchi… La littérature sur ce sujet étant encore très succincte1, je me suis appuyée principalement sur mon expérience. Je suis venue au taïchi grâce à un artiste que j’apprécie beaucoup, Jean-Claude Pennetier, pianiste et pédagogue émérite. Lors d’une master class, il avait évoqué à diverses reprises les vertus du taïchi et ses liens profonds avec la musique. J’étais alors jeune professeur et interpellée par son propos, j’ai laissé germer l’envie. Quelques années plus tard, j’ai commencé le taïchi avec le style ancien de l’école yang. Suite au départ de mon professeur, j’ai dû changer de style au bout de 2 ans. J’ai alors découvert le style yang originel. Ce changement fut pour moi très confrontant car ce style proposait d’emblée un travail de test à deux qui m’était inconnu. Moi qui appréciais dans le taïchi l’état de concentration physique et la solitude partagée au sein d’un groupe, j’ai été contrainte de sortir de ma zone de confort, ce que j’ai d’abord perçu comme une pratique assez intrusive. Par la suite, j’y ai finalement pris goût ! Cette expérience m’a été très utile. Aujourd’hui, face à des débutants, je suis particulièrement vigilante lors des tests en binôme, pour repérer d’éventuelles réticences et si besoin donner davantage de consignes sur le respect du partenaire et la qualité du toucher. Par ailleurs, changer de style cela implique de désapprendre ce qui est plus contraignant que d’apprendre tout court. Un an dans une sorte de rééducation pour installer une nouvelle grammaire du mouvement avec son corollaire satisfaisant pour l’esprit : l’aptitude au changement empêche la fossilisation ! Cette flexibilité se trouve aussi dans la musique où il est important de ne pas figer une interprétation. C’est aussi une façon d’entrer dans l’essence du tao en expérimentant l’impermanence de toute chose…
Cette tradition chinoise ne manque pas de surprendre l’Occidental qui se rend en Chine et découvre des pratiquants de taïchi à chaque coin de rue. J’ai pu observer que le taïchi était pour moi d’abord lié à une pratique collective. En tant que musicienne, j’ai été habituée à une discipline assez stricte avec une pratique instrumentale soutenue, une sorte de face à face quotidien avec moi-même. Cela a nourri mon besoin d’expression artistique mais a provisoirement mis à mal mon besoin de communication, de nourritures relationnelles. Cela a sans doute été accentué par la spécificité de mon instrument : le piano, à la différence des instruments de l’orchestre, induit une pratique principalement solitaire, avec un répertoire solo phénoménal, à la fois exaltant mais terriblement exigeant. Avec le taïchi, j’ai pu en quelque sorte nourrir pleinement ce besoin de partage, de pratique au sein d’un groupe avant de ressentir le besoin de pratiquer par moi-même. Cela m’a pris quelques années…

Piano et fleur de prunierJe rencontre de nombreux musiciens et notamment des pianistes qui ont emprunté la voie du taïchi. Quels sont les liens qui sous-tendent ces deux pratiques ?
En dépassant l’aspect santé/loisirs, on est vite amené dans un chemin exigeant sur les pas de l’infini, face à des pratiques qui requièrent un travail assidu et une certaine constance face aux obstacles multiples… Ces deux disciplines sont considérées comme un art. C’est peut-être l’un des points essentiels de cette affinité élective. Tout art porte en lui une graine d’infini, une recherche perpétuelle, une forme de transcendance. L’art invite à l’introspection et développe des qualités essentielles telles que la patience, la détermination, l’accueil des limites, le lâcher-prise. De ce point de vue, le musicien se trouve donc en terrain connu lorsqu’il fait ses premiers pas d’arc dans le taïchi.

Le musicien apprend un texte musical comme le pratiquant de taïchi apprend la forme. La répétition par mimétisme puis en conscience permet la mémorisation, la fluidité du discours chorégraphique ou musical. Toutefois, ce matériau initial qu’il s’agisse du texte musical ou de la forme, reste creux s’il n’est pas nourri de l’intérieur. Le phrasé et ses tensions /détentes liées à l’harmonie, pourraient s’apparenter à l’alternance yin yang de la forme. Le système taoïste reposant sur l’analogie, il me semble intéressant de mettre en regard le travail d’une fugue à plusieurs voix avec la pratique du taïchi. Au début, on joue grossièrement les différentes voix ensemble, cela donne une idée globale de l’œuvre. Puis le pianiste va sculpter chaque voix, pour la rendre autonome en dépit des contraintes techniques et parfois même des limites physiques. De la même façon, on va aborder la forme en focalisant sur un aspect : les appuis, l’axe, le centre, la respiration, les spirales… L’alchimie opérant, à force de pratique, le mouvement se déploie de lui-même sans qu’il y ait besoin de tout contrôler…

Le regard est primordial dans ces deux arts, il permet au début de corriger les fausses notes ou les faux pas mais très vite, il est important d’installer des repères kinesthésiques (et auditifs pour le musicien) et non plus visuels. Pour aller au plus juste de l’expression musicale, le musicien se doit d’être attentif aux didascalies. Tenere, giocioso ou energico furioso vont déterminer un caractère et orienter l’interprétation tout comme les applications martiales donnent un sens au mouvement. L’aspect martial de prime abord peut sembler aux antipodes de l’expression artistique. Personnellement, j’ai été attirée par la beauté de la chorégraphie et l’aspect méditatif, la lenteur et les spirales du taïchi, j’étais à mille pas d’imaginer qu’il s’agissait d’un art martial. Comme bon nombre de débutants, j’ai été surprise de découvrir (entre autres) que les volutes de la grue blanche étaient une défense aussi élégante qu’efficace à un coup de poing. De nos jours, le taïchi a parfois perdu sa fonction purement martiale au profit d’une dimension thérapeutique.2

Cependant l’essence martiale reste inscrite au cœur du mouvement de cet art de longévité. Quid de l’adversaire pour un musicien ? De quels coups le musicien a-t-il intérêt à se prémunir ? Les apparences parfois trompeuses de l’artiste immergé dans son art dissimulent souvent un combat avec un adversaire masqué. Le jugement, l’auto-sabotage, la dispersion face à un instrument, une salle, un public inconnus sont des écueils très visités ! Le principal adversaire du musicien, c’est lui-même et sa quête de perfection. En étant davantage à l’écoute de ses sensations corporelles, il va utiliser son mental à bon escient et rendre caduques les opportunités de court-circuit que celui-ci génère lorsqu’il est mal orienté. Le travail d’ancrage inhérent à la pratique du taïchi apporte une conscience accrue des membres inférieurs et du centre. Le travail spécifique du plein et du vide dans le pied, avec la conscience du talon et de la pointe va faire contre-poids à cette ultra spécialisation de la main chez le musicien. En effet, l’instrumentiste sollicite et développe quotidiennement une motricité très fine des membres supérieurs et particulièrement des mains, avec une conscience souvent atrophiée des autres parties du corps. La pratique du taïchi va permettre d’unifier le haut et le bas, la terre et le ciel. Un autre aspect martial me semble très intéressant pour le musicien qui est souvent dans un état de sensibilité extrême et donc en situation de vulnérabilité, avec cette problématique : garder son espace vital sans se laisser impacter par les circonstances extérieures (jury, public,…). D’un naturel plutôt « éponge », (yin !) j’ai peu à peu pris conscience de mon centre et de la notion de territoire à protéger voire à défendre. Les mouvements fondamentaux tels que parer, dévier, repousser ont fait leur chemin en moi et inscrit un autre champ de possible. L’aspect défensif du peng m’a particulièrement parlé, avec cette image du bouclier qui tout en assurant une protection reste en écoute tacite, prêt à absorber (temps yin) puis à s’expanser (temps yang).

Le musicien, bien que parfois inspiré, manque fréquemment de souffle. C’est souvent un spécialiste de … l’apnée ! C’est particulièrement vrai pour les pianistes (moins pour les instruments à vents). La respiration n’entre pas encore dans le champ des compétences à acquérir et rare sont les pédagogues qui s’y intéressent dans le milieu musical. Sans entrer dans les subtilités de la respiration inversée qui concerne les niveaux avancés, la pratique de certains des 24 exercices taoïstes (en préambule à l’apprentissage de la forme), permet de développer la respiration abdominale. Cela favorise la détente et apporte de la fluidité au mouvement. C’est cette fluidité, ainsi que l’effort musculaire minimum que le musicien recherche dans son jeu. Tonus musculaire minimum ne veut pas dire mollesse du jeu. Un jeu hypotonique produit un son « détimbré» qui ne traverse pas l’espace. Trop de muscle génère un son « écrasé », saturé et anéantit la subtilité du discours musical. Cette recherche de fluidité et de détente maximale est aussi présente dans le taïchi et s’expérimente avec un partenaire qui va se positionner comme récepteur et exprimer physiquement ou verbalement s’il est affecté par un mouvement. J’aime le regard du partenaire qui s’éclaire lorsqu’il ressent l’énergie qui le traverse et non plus la force musculaire, le sourire de l’auditeur lorsqu’il perçoit des sons qui le mettent en vibration et le font voyager.

Cela m’amène à évoquer mon métier au Conservatoire de Créteil, où j’enseigne le piano. Il me tient à cœur de transmettre des aspects du taïchi à mes jeunes élèves pianistes. La notion d’ancrage avec les racines de terre, la mobilité du bassin avec l’assise sur les ischions, la souplesse des membres supérieurs avec les vagues de l’océan (exercice taoïste avec flexion extension des membres inférieurs et supérieurs) en préambule au cours sont désormais des pré requis au jeu pianistique dont les élèves tirent des bénéfices directs. J’insiste également sur la notion d’axe car l’image d’Epinal du musicien qui s’épanche sur son clavier, parfois associée inconsciemment à un surcroît de sensibilité, induit des perceptions erronées.

Depuis septembre 2017, j’enseigne à titre expérimental le taïchi à 7 collégiens (de la 6e à la 3e) qui suivent le cursus CHAM (classe à horaire aménagé musique). Ils sont tous pianistes et nous avons un piano à disposition dans la salle où nous pratiquons3. Ils arrivent généralement dans un joyeux état de surexcitation. Je commence le cours avec quelques exercices taoïstes en insistant sur la respiration pour les reconnecter à leur centre. Grâce aux titres évocateurs de ces exercices, l’air cristolien a souvent un parfum d’embruns auquel les jeunes sont particulièrement sensibles. Les vagues de l’océan, inspirer le frais, expirer l’ancien, ouvrir les ailes à droite et à gauche, font partie du rituel de début de cours et installent un début de calme intérieur. La grue sacrée sort ses griffes offre un mouvement intéressant pour les musiciens car il familiarise avec le fouet qui sera abordé dans la forme et permet de sentir la tension/détente des membres supérieurs tout en sollicitant la flexion/extension des poignets. Le travail d’ancrage et de verticalité effectué avec les postures statiques des qi gong de l’arbre a pu être directement expérimenté à l’instrument : ils ont pour certains pris conscience de l’incidence de la posture sur l’écoute. Ils ont tous été interpellés par la puissance des sensations dans les mains (ça picote, c’est bizarre, ça chauffe) et ils se sont ainsi familiarisés avec une des manifestations de la circulation d’énergie. J’ai dû adapter ma pédagogie à leur énergie juvénile et à leur besoin d’extériorisation. A ce jour, les applications martiales ont plus de succès que la forme en elle-même !

Pour répondre à des problématiques de trac, je leur propose aussi des automassages. Les musiciens sont particulièrement sensibles à leurs mains. Les vertus apaisantes des points he gu entre pouce et index ainsi que du lao gong au creux de la main n’ont plus de secrets pour eux. Ils peuvent aussi modérer la transpiration excessive en massant le point yin xi (un doigt au-dessus du poignet, côté de l’auriculaire à l’intérieur du poignet). Plus besoin de recourir aux médicaments. Il faut savoir que les bétabloquants sont encore trop répandus chez les musiciens… Les automassages sont un outil facile à mettre en œuvre et recyclable dans de multiples occasions. Ils ne se limitent pas aux prestations musicales. Nos jeunes sont quotidiennement soumis au stress de contrôles permanents des connaissances, imposé par l’Education Nationale. Ces outils leur permettent d’utiliser leurs propres ressources en étant autonomes et acteurs de leur mieux-être.

Exerçant dans un conservatoire à rayonnement régional, nous accueillons un certain nombre d’étudiants en C.O.P (cycle d’orientation professionnelle). Avec mes collègues nous sommes trop souvent témoins, lors des concours d’entrée ou lors des examens, de prestations médiocres, non par manque de préparation instrumentale, mais du fait d’une gestion du stress inadaptée. Le conservatoire de Créteil étant un véritable vivier de ressources para-musicales, nous avons collégialement proposé de créer un pôle « gestion de la scène» en associant les différentes compétences présentes au sein de l’équipe enseignante. Technique Alexander, sophrologie, kynésiologie du musicien et bien sûr taïchi et qi gong sont des outils susceptibles d’aider le musicien, qui comme l’athlète est soumis à la pression de la performance. Le travail extra-musical sur la posture, la respiration et la visualisation, permet d’améliorer la détente, l’ancrage, la fluidité du geste, la mémoire musicale et kinesthésique et ainsi de développer la confiance en soi.

Je m’inscris tout à fait dans cette dynamique collégiale de considération du musicien dans ses différentes dimensions, (instrumentiste et Être émotionnel), mon objectif est donc d’amener le taïchi dans une institution à vocation d’enseignement artistique. Dans un premier temps, ma démarche consiste à m’adresser aux musiciens et plus particulièrement aux pianistes. Dans le cadre du conservatoire qui dispense un enseignement de musique, théâtre et danse, je souhaite également proposer cette pratique aussi aux danseurs et comédiens qui eux aussi sont soumis au stress de la performance scénique. Le taïchi ayant franchi les frontières de l’hôpital en 2008, j’ai bon espoir que dans les années à venir, il soit invité dans les conservatoires et fasse partie intégrante du cursus de formation des musiciens.

 

1 La beauté du geste, Catherine David

2 La reconnaissance en 2008, par l’académie de Médecine du taïchi comme pratique de santé non médicamenteuse atteste de cette évolution.

3 Ce cours a été évalué par les élèves en fin d’année pour savoir si cette pratique leur est utile.

 

Ecrit par OLIVEIRA Carmen

Carmen Oliveira est musicienne et enseigne le piano depuis plus de 30 ans en conservatoire.
Passionnée par la transmission, elle a progressivement délaissé l'aspect concertiste de son métier pour se consacrer à l'enseignement, à la recherche musicologique puis à la création de spectacles mêlant différents arts (musique, théâtre et danse).

Il lui tient à coeur de transmettre des aspects du taïchi et du qi gong à ses jeunes élèves pianistes.

Retour aux articles